jeudi 17 décembre 2015

Le rush vers les ruches

Le rush vers les ruches

Anne-Cecile Sanchez | 



Plutôt qu’un chien, un chat ou un poisson rouge, ils sont de plus en plus nombreux à « adopter » des abeilles. Entre souci de l’environnement, production de miel et réflexion philosophique, qu’est-ce qui motive ces piqués d’apiculture ?


« La première fois qu’on ouvre la boîte, on a un peu la trouille ! » La première fois, pour l’avocat d’affaires Christophe Prouvost, c’était il y a dix ans déjà. Souvenirs d’enfance et encouragements de proches se sont alors conjugués pour convaincre ce quinquagénaire d’acquérir deux ruches. « Tout le monde m’avait dit : tu verras, c’est sympathique et pas très compliqué. » En effet, passé l’appréhension initiale, la fréquentation des abeilles est vite devenue pour lui un véritable plaisir. Sinon une addiction ! « Le soir en rentrant du travail un peu fatigué, je vais au fond du jardin, je me mets à côté des ruches et je respire l’odeur de cire, c’est chaud, ça fait du bien. » Cadre dans une banque parisienne, Serge Boué se souvient aussi de sa conversion : « Avec mon épouse, nous nous posions la question d’adopter un animal domestique. Mais lequel ? Et on s’intéressait aussi aux abeilles. » De fil en aiguille, ce n’est ni sur un chien ni sur un chat que se porta finalement le choix du couple – qui habite une maison dans le Loir-et-Cher – mais sur un essaim ! Ils en ont cinq aujourd’hui, qui ont, disent-ils, « changé leur regard sur l’environnement » et les ont conduits à fonder l’association Gare aux Abeilles.

Christophe Prouvost et Serge Boué font figure de précurseurs au regard de l’engouement actuel pour les abeilles. On dénombre aujourd’hui environ 70 000 apiculteurs en France dont un peu plus d’un millier seulement peuvent être considérés comme des professionnels, assure l’Union nationale de l’apiculture française (Unaf). Les autres sont en fait vigneron, enseignant, magistrat, sénateur, médecin, bailleur social, maître chocolatier, moine, instituteur… Difficile d’établir le portait robot de l’apiculteur amateur, comme en témoigne le petit livre Un apiculteur, une apiculture, de Stéphanie et Serge Boué, £tant cette passion traverse toutes les strates de la société. Au Rucher du jardin du Luxembourg, vénérable institution parisienne fondée en 1856 et située en plein vie arrondissement, on confirme le rush vers les ruches. Les élèves de la promotion annuelle d’initiation à l’apiculture viennent « d’horizons socioculturels très divers, avec une moyenne d’âge de 40-45 ans » et sont de plus en plus nombreux : « Nous avons déjà quelque 250 demandes d’inscription pour 100 places seulement ! » Autre indicateur : depuis trois ans, les deux magasins parisiens de vente de matériel, Au Rucher et Les Abeilles, voient leur chiffre d’affaires bondir. Quant aux sessions de cours, « elles affichent complet pour 2016 et 2017 », affirme pour sa part Yves Védrenne, président du Syndicat national d’apiculture (SNA). « Les gens trouvent là une façon concrète d’agir en faveur de l’environnement », avance-t-il en guise d’explication. Il est vrai que le sort des abeilles devient préoccupant, au point d’avoir été déclaré priorité nationale aux Etats-Unis en 2014. Entre 50 et 90% des abeilles à miel (Apis mellifera) – pourtant apparues sur Terre il y a plus de 60 millions d’années – ont disparu ces quinze dernières années. Or ce sympathique hyménoptère assure la fertilisation de 80% des végétaux terrestres. Pour mesurer l’absurdité glaçante d’un monde sans abeille, il suffit de regarder, dans le très beau film de Markus Imhoof, Des abeilles et des hommes, la séquence sur la pollinisation manuelle en Chine ! On y voit habitants et habitantes de la région du Sichuan répartir sur les pommiers le pollen moulu et séché – qui est entreposé dans une petite boîte de chewing-gum autour de leur cou –, en utilisant une longue tige de bambou terminée par un filtre à cigarette ou une pointe de stylo.

Ecole de patience et d’humilité

Les abeilles, nouvelle passion française ? Le phénomène, en fait, dépasse largement l’Hexagone. De New York à Sydney, de Vancouver à Johannesbourg, le « beekeeping » n’a pas de frontières. L’actrice Scarlett Johansson se serait vue offrir une ruche par son collègue Samuel L. Jackson lors de son mariage avec Ryan Reynolds il y a quelques années ! « A Londres, le phénomène est en plein boom depuis 2010. Il y a même des associations locales chargées de faire fleurir des plates-bandes mellifères », raconte ainsi Frank Pignal, un informaticien français qui a créé sa propre entreprise outre-Manche. Ce quadragénaire, qui se rêvait enfant en garde forestier, a bénéficié pendant dix-huit mois de cours d’apiculture gratuits, couronnés par l’attribution de deux ruches qu’il a installées dans l’un des nombreux jardins partagés de la City. Ecole de patience, la ruche est aussi, d’après Frank Pignal, une école d’humilité. « On observe, on déduit, on croit avoir compris et puis on s’aperçoit qu’on ne sait rien. » Chassée des campagnes, l’abeille tente donc de se réinventer sur les terrasses et les balcons, dans les jardins et sur les toits des villes. A Paris – qui, du Bourget au Palais des Congrès, compterait plus de 600 ruches et a signé une charte « Abeille, sentinelle de l’environnement » –, il suffit parfois de lever les yeux pour les apercevoir : au milieu des paraboles, rue des Archives, sur le toit de l’opérateur Orange ou sur celui d’ERDF, rue de Grenelle. En 2015, les ruches de l’Opéra, gérées par la société Mugo, ont fourni 200 kg de miel, de tilleul essentiellement. Les butineuses sont également perchées sur la toiture du musée d’Orsay. « Nous sommes de plus en plus sollicités par des entreprises et des institutions qui souhaitent installer des ruches, confirme Yves Védrenne. Le ministère de l’Intérieur nous a consultés, tout comme, récemment, la Bourse. » Les entreprises adoptent des ruches pour valoriser leurs politiques environnementales et bénéficier de crédits d’impôt, peut-on lire dans l’ouvrage de Stéphanie et Serge Boué, qui cite l’exemple du fondateur de Miel de Paris, Audric de Campeau, parti développer son activité d’installation de ruches en Suisse après avoir « essaimé » dans divers lieux prestigieux de la capitale. Son prochain projet : des ruches connectées grâce à des cadres munis de capteurs techniques. L’idée ? Renforcer l’impact de la communication des entreprises hébergeant des ruches, via un écran géant dans le hall d’accueil, ou une application mobile dédiée présentant en temps réel les entrées, les sorties, les miellées…

Les vertus des produits de la ruche

Tout un business se développe également autour de la ruche et des vertus de ses produits. Pour les 25 ans de Nature & Découvertes, le designer Godefroy de Virieu a imaginé pour Bacsac la première ruche ronde et souple, un « Nid d’Abeilles » à suspendre à une branche ou à un crochet. Chez Guerlain, la ligne Abeille Royale entend lutter contre les signes de vieillissement. L’apithérapie, qui offre de se soigner grâce aux produits de la ruche, est « apparue comme une réponse au casse-tête des laboratoires cosmétiques : faire un produit riche en actifs naturels et toléré par toutes les peaux », analyse Céline Archer, chez Apivita. Quant au philosophe Pierre-Henri Tavoillot et à son frère François, apiculteur professionnel, ils nous invitent à « suivre le vol de l’abeille dans l’histoire de la pensée », en retraçant les multiples leçons que la ruche a inspirées aux savants, aux politiques et aux philosophes au cours de l’histoire. Depuis fort longtemps, « l’abeille est perçue comme une sorte de miroir de l’humanité et le baromètre de son destin », expliquent-ils dans leur excellent traité (L’Abeille (et le) philosophe, Odile Jacob 2015) en passe de devenir un best-seller avec déjà 25 000 exemplaires écoulés. Mythes, théories cosmologiques, paraboles chrétiennes, réflexions philosophiques et politiques, d’Aristote à Karl Marx (auquel Mitterrand emprunta la comparaison de « l’abeille et l’architecte », titre de l’un de ses ouvrages), de l’origine du miel à Google, en passant par « l’hyperdémocratie », les mystères et la symbolique de l’hyménoptère offrent une passionnante grille de lecture. Même les artistes s’y mettent. Collectif de plasticiens, constructeurs, graphistes et chercheurs créé en 2004, le Parti poétique élabore autour du principe de « pollinisation de la ville », différents travaux dont en particulier le projet de Miel Béton et de la Banque du miel. Le miel produit est partagé sur chaque lieu entre les sociétaires de la Banque du miel et le grand public. Une partie est transférée au « Fonds mellifère international » (FMI !) afin de constituer, d’année en année, une mielothèque internationale.
« L’apiculture est à la mode », sourit Dominique Cena, apiculteur et porte-parole de l’Unaf en Ile-de-France. Mais il n’y a pas que des aspects positifs. On ne peut pas s’improviser apiculteur, même amateur, du jour au lendemain. Si beaucoup de structures offrent de se former aux mystères de la ruche, certaines se contentent de vendre des essaims sans information préalable. Ce qui n’est pas sans danger, en particulier en ville. Et le miel urbain est-il sain ? Un signe : « La production par ruche est en tout cas plus importante en ville qu’à la campagne », affirme Dominique Cena, qui fustige l’usage de pesticides. En hausse en 2015, avec environ 16 000 tonnes, contre 10 000 en 2014, la production hexagonale de miel reste très inférieure à la consommation ; depuis 2010, on en importe entre 25 000 et 30 000 tonnes. Cet aliment imputrescible, entièrement naturel, fabriqué à partir du nectar butiné par les abeilles, qui contient des vitamines, des sels minéraux, des enzymes, des acides aminés, des acides organiques et des substances aromatiques, pourrait devenir une denrée de luxe. Certains capitalisent d’ailleurs sur cette idée, comme Alexandre Stern, qui a lancé son activité de « créateur de miel ». A la croisée de la gastronomie et de la parfumerie, ce nouveau métier consiste à rechercher des miels rares à travers le monde pour composer des assemblages, comme le « Miel des merveilles » à l’ambre foncé où se mélangent « les saveurs fruitées de l’Asie, les senteurs boisées de l’Europe, les notes épicées des Amériques et les arômes puissants de l’Afrique ». Persuadé que vouloir lutter contre l’usage des pesticides revient à se battre contre des moulins à vent, Thierry Dufresne a pour sa part choisi une autre façon de s’engager. Après avoir fait carrière dans différents groupes de luxe en France et au Moyen-Orient, il a tout plaqué, à 60 ans, pour mettre ses compétences au service de l’apiculture en fondant avec Hervé Racine l’Observatoire français d’apidologie (Ofa). Son credo : mettre au point, grâce à des techniques de sélection, une filière d’élevage pour procéder au repeuplement des colonies d’abeilles, tout en formant des professionnels. Un joli terrain dans le Sud, un entregent qui lui permet aussi bien d’être reçu par la Commission européenne que d’inviter le prince Albert de Monaco à l’inauguration, en 2014, des premiers bâtiments… Il compare son aventure à la création d’une start-up. Objectifs d’ici à 2025 : former 30 000 nouveaux apiculteurs – dont 3 000 en France – afin de rétablir un parc installé de 10 millions de ruches en Europe. Et retrouver « l’esprit de la ruche », célébré par le poète Maurice Maeterlinck, fasciné par cette « énigme de l’intelligence » qui témoigne de « l’organisation incompréhensible du moindre acte de vie ».

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